Nous sommes entrés en période de récession… démocratique

Nous sommes entrés en période de récession… démocratique

Les avancées technologiques ouvrent le champ des possibles. Ceux de lutter contre les crises qui affectent notre société, qu’elles soient climatiques, humanitaires, économiques, ou diplomatiques. Mais elles ouvrent aussi aux travers des luttes de pouvoir, et déplacent les champs de bataille vers des « war room » où tout se décide et tout se passe également, nous faisant entrer en récession démocratique.

Cette expression, « récession démocratique », quelque peu difficile à accepter, est issue d’une conférence prononcée par Charles-Philippe David, Professeur titulaire au département de science politique de l’UQAM, mais aussi fondateur de la chaire Raoul-Dandurand. Une conférence qui portait sur les tensions géopolitiques, notamment autour de la guerre en Ukraine, et qui était donnée lors d’un événement que la firme Talsom organisait en exclusivité pour ses employés, dont je fais partie.

Et ces mots, « récession démocratique », je les ai saisis au vol, ou si je veux vraiment être honnête, ils m’ont heurté en pleine figure, car criants de vérité.

Le règne des tensions

Hassan Pasha (Unsplash)

Nos démocraties sont aujourd’hui mises à mal par l’œuvre des technologies que nous avons-nous-même bâties. Mark Léonard, résume de façon éloquente la situation dans son dernier ouvrage, The age of the unpeace (« l’ère de l’anti-paix ») avec la phrase suivante : « Les liens qui tiennent le monde ensemble sont aussi en train de le diviser. Dans un monde où la guerre entre puissances nucléaires est trop dangereuse pour être envisagée, les pays se livrent à de nouveaux conflits en utilisant les éléments mêmes qui les relient. » Et ces « éléments » dont il fait mention portent sur nos interconnexions permanentes entre grandes puissances, au potentiel destructif, rendant chaque nation vulnérable aux autres.

« Pensez ‘intelligence artificielle générative’ et, normalement, vous devriez de suite associer cela à une relation tripartite entre deux puissances qui s’affrontent pour contrôler le monde, les États-Unis et la Chine, et une puissance qui tente d’arbitrer le tout à coup de réglementations, l’Union Européenne. Pensez ‘semiconducteurs’ et, là encore, un exercice de jonglage avec trois balles devrait vous venir en tête. »

Contre-effet à cela, la concentration de savoir-faire agissant comme leviers de négociations ou comme accélérateurs de tensions. Pensez « intelligence artificielle générative » et, normalement, vous devriez de suite associer cela à une relation tripartite entre deux puissances qui s’affrontent pour contrôler le monde, les États-Unis et la Chine, et une puissance qui tente d’arbitrer le tout à coup de réglementations, l’Union Européenne. Pensez « semiconducteurs » et, là encore, un exercice de jonglage avec trois balles devrait vous venir en tête. Taïwan, qui se pose en leader de la manufacture de ces petites puces, les États-Unis en outsider qui dépensent des centaines de milliards de dollars pour se faire une place au soleil, tout en empêchant d’en faire autant la Chine, qui se retourne alors vers cette île en la considérant comme sienne.

La tentation

Shutterstock

Ces principes, ces alliances et ces défis propres à notre siècle actuel, additionnés aux technologies actuelles et en développement, sont des vecteurs de tentations. Tentation de mieux comprendre l’autre sans son autorisation, tentation d’ingérence politique, tentation d’influence par la désinformation, tentation de tout faire pour prendre un ascendant toujours un peu plus amplifié par cette technologie qui nous permet de le faire, mais qui nous oblige donc aussi à le faire. Un cercle vicieux qui, à terme, pourrait changer le visage de notre société mondiale et qui, aujourd’hui, nous fait entrer dans cette fameuse « récession démocratique ». Une démocratie qui fait les frais d’une économie qui se conflictualise de plus en plus, et qui ressemble à une rivalité « techno-militarisée », laissant de côté autant certains pays que certains principes, dont celui de prioriser la sauvegarde de notre planète avant toute chose.

Dans un article très documenté, Asma Malha, spécialiste des enjeux politiques et géopolitiques de la tech, parle d’alliances minilatérales et officieuses, qui « permettent ainsi de créer des dynamiques de pouvoir agiles et convergentes tout en jouant subtilement sur les ambiguïtés qui permettent d’instrumentaliser le droit et le commerce dans une zone de flottement diplomatique ,en maintenant les tensions avec la Chine, notamment économiques, sous un certain seuil », précisant que « l’intention politique de ces alliances minilatérales et ambiguës est leur mise au service de l’instrumentalisation américaine des dépendances, que le pays met en place et domine dans ses zones géographiques prioritaires — au premier rang desquelles l’Indo-Pacifique ».

L’ère du « unpeace »

Difficile à appréhender, ces jeux de coulisse viennent influencer subvertissement un ordre qui s’est établi depuis la fin de la seconde guerre mondiale, faisant fi des régimes politiques. Ils donnent ainsi la place belle aux interconnexions qui permettent la militarisation et la politisation d’une économie numérique globale, se posant en élément pivot d’une démocratie mondiale en redéfinition, mais surtout en équilibre fragile, à l’heure où des choix essentiels doivent être faits pour la préservation de l’humanité. Question timing, on pourrait demander à nos instances politiques de revoir leur copie…

Pour paraphraser les propos de Mark Léonard, tirés de son article « l’ère de la paix », comment pouvons-nous ignorer la tension et la violence qui déchirent notre monde chaque jour ? En fait, il existe un mot qui décrit notre état liminal – suspendu en quelque sorte entre un état de guerre et de paix. Des universitaires tels que Lucas Kello, qui travaillent sur la menace cyber, ont cherché à décrire la zone grise dans laquelle leur monde était plongé et dans lequel ils étaient témoins, chaque jour, de millions d’attaques qui n’avaient pourtant rien à voir avec une guerre conventionnelle. C’est ainsi qu’ils ont réhabilité un beau mot anglo-saxon : « unpeace » (anti-paix). Et à l’heure où la violence se propage de l’utilisation d’Internet comme une arme à toutes les facettes de la mondialisation, cette expression résume parfaitement notre condition. C’est un monde instable qui nous devient familier, sujet aux crises, à la compétition perpétuelle et aux attaques sans fin entre puissances concurrentes.

Bienvenue dans l’ère de l’« unpeace », bienvenue dans cette période de récession démocratique!

Crédit Image à la Une : alerkiv (Unsplash), Polina Tankilevitch et Lara Jameson (Pexels)

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