Souveraineté numérique : l’outil de la propagande géopolitique

Souveraineté numérique : l’outil de la propagande géopolitique

Protéger les démocraties, les monarchies ou les autocraties, dans un but de souveraineté, semble être dans les priorités des sujets discutés dans les plus hautes instances nationales, quelque soit l’emplacement géographique, avec comme dénominateur commun le numérique sous toutes ses formes, matérielles, virtuelles, logicielles ou encore sans s’y limiter, économiques.

Dans ma dernière chronique, je m’étais engagé à vous parler de la Chine comme des États-Unis ou encore de l’Europe, quand il s’agit de se doter d’une certaine autonomie numérique. Bien souvent, les projets de ce genre prennent des années, sont complexes et, surtout, ne datent pas d’aujourd’hui. Cela se pense et se prépare longtemps à l’avance.

« Le numérique est devenu fondamentalement politique, car il offre pouvoir et puissance à celui ou celle qui le maitrise, mais encore plus à celui ou celle qui le contrôle. »

Imaginez les enjeux que vous pouvez rencontrer quand votre job est de gérer le projet de création d’un Internet spécifique à votre pays, histoire de vous couper d’un Internet mondial, devenu beaucoup trop menaçant pour vous. Car, oui, l’Internet est en train de se fragmenter en autant de blocs idéologiques, et j’exagère à peine… Le numérique est devenu fondamentalement politique, car il offre pouvoir et puissance à celui ou celle qui le maitrise, mais encore plus à celui ou celle qui le contrôle. Il est devenu un vecteur d’une nouvelle vision ou d’un nouveau positionnement géopolitique.

Un positionnement géopolitique

La Chine a développé, à la fin des années 90, son propre « Internet » et son propre écosystème (présent et à venir). La Russie également avec son Runet et son projet de souveraineté informationnelle, histoire de garder le contrôle de l’information – ce que Trump aurait aimé faire – l’Iran possède aussi sa stratégie de découplage technologique / numérique, l’Inde ne tardera pas à emboiter le pas, et les États-Unis, comme à leur habitude, voient le reste du monde comme des cibles d’acquisitions numériques potentielles. Bref, ça bouge dans le monde de la souveraineté numérique. Et le tout est parfaitement assumé. Chercher à influencer, à frapper au cœur des failles de nos sociétés, n’est plus underground et devient même, si je pousse un peu fort le crayon, mainstream.

« La maîtrise des données est le principal enjeu de la souveraineté, car c’est sur celles-ci que repose désormais notre économie. »

La maîtrise des données est le principal enjeu de la souveraineté, car c’est sur celles-ci que repose désormais notre économie. La réindustrialisation, la relance postpandémique, la lutte contre le réchauffement climatique, le rejet des inégalités sociales, l’adaptation aux changements démographiques ne seront réalisables, viables et durables que si nous numérisons nos activités. Il n’y a pas un seul gouvernement qui l’ignore. Pas une seule entreprise non plus.

Mais la maîtrise de l’information par un gouvernement ou une poignée d’acteurs puissants est, quant à elle, un danger extrême pour le maintien de nos démocraties, et le meilleur moyen de sombrer dans une société d’influence et de pure manipulation. Qu’il s’agisse d’autonomie stratégique ou de souveraineté industrielle, les États ou les entreprises privées qui disposent des atouts et/ou de la puissance qui leur permettent de conserver ou de prendre la maîtrise de ses systèmes d’information et de communication, ont définitivement une longueur d’avance sur les autres. C’est la position, par exemple, que semble vouloir prendre le Think Tank Digital New Deal pour l’Europe en comparant cela à une « 3ème voie » (et non un 3ème lien…) celle d’« un numérique humaniste, européen, alternatif aux modèles libertarien américain et autoritaire chinois, qui impose ses valeurs en faisant de la confiance la norme mondiale ».

Entre TikTok et Twitter…

La philosophie en arrière de la pensée d’acquérir une autonomie numérique n’est pas d’établir une forme de protectionnisme, mais plutôt de retrouver une liberté de choix et d’action. C’est un acte de courage politique plus qu’un investissement financier, à la base, dans le cas de l’Europe ou même des États-Unis. C’est un acte de contrôle totalitaire dans le cas de la Chine. En plus de ses fleurons, Alibaba, Tencent et Baidu, qui n’ont rien à envier à ceux de la Silicon Valley, de son gigantesque marché intérieur, c’est aussi la notion de cyber souveraineté, mise en avant dès 2010, qui fait que le Parti communiste a des velléités de contrôler le Web mondial. Car oui, Internet a été identifié comme l’un des leviers de la croissance chinoise dans les années à venir, et tenez-le-vous pour dit, « à l’intérieur du territoire chinois, l’Internet est sous la juridiction de la souveraineté chinoise », car il en va de la « protection de la sécurité d’État et de l’intérêt public ».

« Nous devons respecter le droit de chaque pays de choisir son propre modèle de cybergouvernance, et sa propre politique à l’égard d’Internet. »

– Xi Jinping, Président de la république populaire de Chine

Illustration.

Xi Jinping

Xi Jinping ancien, actuel et futur (probablement) président de la Chine, a une position très claire à ce sujet, estimant que « Nous devons respecter le droit de chaque pays de choisir son propre modèle de cybergouvernance, et sa propre politique à l’égard d’Internet », ne faisant qu’entériner le fait que l’Internet mondial était… de moins en moins mondialisé. Mon petit doigt me dit qu’un certain Elon Musk n’est pas loin de penser cela également, en étendant présentement la portée de son réseau Starlink et en contrôlant le roi des bulles épistémiques (aussi appelées les chambres d’échos), j’ai nommé Twitter, en opposition au chinois Bytedance et son réseau social TikTok.

Alors que du côté occidental, très longtemps, nous avons accepté le fait (ou on nous a fait croire) que nos grandes entreprises n’étaient que des tuyaux sans contrôle sur les contenus, pensons ici aux GAFAM bien sûr. La Chine, elle, a dès le départ confié aux entreprises chinoises la responsabilité de ce qu’elles diffusaient. Une différence majeure dans l’approche, mais qui se traduit aujourd’hui par une tendance que l’on retrouve maintenant dans le reste du monde, où les gouvernements et les opinions publiques appellent à une « modération » des réseaux sociaux. Trop peu trop tard peut être face à une Chine qui se donne maintenant comme objectif, à l’horizon 2035, d’être une cyber puissance dotée de « technologies avancées, d’une cyber industrie développée et d’une cybersécurité indestructible, aussi bonne en attaque qu’en défense, avec une forte capacité de gouvernance de l’Internet ».

La souveraineté numérique est un concept fluctuant, qui va de la fermeture des frontières numériques à l’image de la Corée du Nord ou du Vietnam, à des réflexions de nombreux États sur la protection des données. En revanche, dans la réalité, la bataille se joue beaucoup plus sur la norme technologique et sur la vision du monde technologique qui vont être prédominantes dans les années à venir. Face à une puissance techno autoritaire comme la Chine, il va rapidement falloir se doter d’une gouvernance occidentale pour clarifier nos idéologies et nos lignes de fracture, afin de préserver nos démocraties libérales.

Crédit Image à la Une : Souvik Banerjee, Unsplash