[ÉDITORIAL] : L’angle mort du télétravail

[ÉDITORIAL] : L’angle mort du télétravail

Alors que CScience dévoilait cette semaine un nouvel épisode de sa série balado « DOCU 20 »  consacré aux effets négatifs du télétravail sur la santé mentale des travailleurs, il serait grand temps de s’interroger sur un encadrement plus poussé de cette nouvelle redéfinition numérique de nos vies professionnelles. À défaut de quoi ce qui fut une solution technologique majeure en réponse à un problème sanitaire d’ampleur pourrait s’avérer pire que le mal qu’il était censé contenir.  

Si l’on en croît le sondage annuel de septembre dernier dévoilé par le Centre des compétences futures de l’École de gestion Ted Rogers de la Toronto Metropolitan University, 78 % des travailleurs canadiens préféreraient travailler de chez eux plutôt qu’au bureau.

Une satisfaction qui se traduirait par un taux de 80 % d’excellente ou de très bonne santé mentale de la part des employés interrogés du fait du télétravail. Un sentiment de plus grande productivité ainsi qu’une meilleure conciliation travail-vie privée apparaissent comme les facteurs positifs de cet état d’esprit.

Tout serait donc rose dans cette nouvelle réalité organisationnelle du travail ? Pas si sûr. Une autre étude, française celle-là, qui s’intitule « Télétravail : de nouveaux risques, une prévention à adapter », publiée également en septembre dernier par la Fédération des intervenants en risques psychosociaux (FIRPS), met en évidence plusieurs écueils sérieux de ce nouveau mode de fonctionnement professionnel dont les employés eux-mêmes ne seraient pas conscients.

L’isolement des travailleurs

Le principal écueil mis de l’avant par cette étude française est le sentiment d’isolement que peut provoquer le télétravail. Une problématique qui ne peut se mesurer que dans la durée et qui bouleverse déjà les organisations autant que la santé mentale des employés depuis la pandémie.

« (…) il est plus que nécessaire de veiller à un encadrement de ces pratiques qui, non maîtrisées, menacent l’équilibre des travailleurs aussi bien que celui des organisations. » – Philippe Régnoux, Directeur de publication CScience

Dans le dernier épisode de la série balado Docu 20, réalisé par notre journaliste Priscilla Freschu, la professeure en gestion des ressources humaines à l’Université TÉLUQ, Diane-Gabrielle Tremblay, si elle admet les bienfaits du télétravail sur la productivité, met aussi en garde contre le « manque d’interactions » que provoque le travail à distance.

Un manque d’interactions qui finit par nuire à la concentration des employés et à leur motivation. Des conditions déstructurantes qui peuvent avoir un impact majeur sur la dimension collective du travail, et de ce fait même sur le transfert des connaissances en entreprise. Autant dire que c’est l’ADN même du modèle entrepreneurial qui s’en trouve ainsi affecté.

Flexibilité vs/ hyperconnecté

Certes, les partisans d’une certaine forme de libertarisme mettront de l’avant la flexibilité accrue de la gestion du temps de travail, assumant même que l’allongement de la journée ouvrée – oui, certaines études indiquent que les salariés passent plus d’heures devant leur écran en télétravail qu’au bureau – est une nécessaire contrepartie au gain réalisé sur les heures passées dans les transports.

« Des conditions déstructurantes qui peuvent avoir un impact majeur sur la dimension collective du travail, et de ce fait même sur le transfert des connaissances en entreprise. » – Philippe Régnoux, Directeur de publication CScience

En plus de se demander si le fait que les Canadiens passent désormais en moyenne 6 à 8 heures par jour devant un écran est un progrès en soi ou non, il conviendrait de s’intéresser aux effets positifs sur la santé mentale du maintien d’une sociabilisation en dehors des écrans et du cadre domiciliaire.

Car l’hyperconnexion numérique et la réduction de l’espace mentale à l’environnement domestique provoquent que ce Pierrich Plusquellec, biologiste et fondateur de l’application EmoScienS, nomme la « contagion émotionnelle » dans le dernier épisode du Docu 20. En d’autres termes, ces situations de travail à domicile n’offrent plus de perméabilité entre les émotions vécues dans le cadre de la vie domestique et celle de la vie professionnelle.

Le télétravail se présente dès lors comme un processus technologique qui accroît le potentiel de travail mais qui devient aussi une nouvelle servitude. Sans compter les méfaits que provoque le mélange des supports informatiques domestiques et professionnels en matière de cybersécurité, comme le rappelaient fort justement nos experts sur le plateau du dernier C+Clair.

Repenser l’organisation du travail

Face à des défis qui ne touchent pas seulement le fonctionnement des entreprises, mais bien celui de la société tout entière, il est plus que nécessaire de veiller à un encadrement de ces pratiques qui, non maîtrisées, menacent l’équilibre des travailleurs aussi bien que celui des organisations.

La solution de l’hybride, qui consiste à alterner les tâches autonomes réalisées à distance et les tâches collectives menées en équipe est une solution à court-terme. Mais nous ne disposons pas du recul nécessaire pour valider réellement de sa pertinence sur le long-terme. Il est également évident que ce genre d’aménagement s’offrira plus facilement à des entreprises disposant déjà d’outils d’organisations solides qu’à celles moins armées sur ce plan-là. Autrement dit, les grosses organisations semblent mieux préparées. Or, plus de 80 % des entreprises restent des PME.

« Le télétravail se présente (…) comme un processus technologique qui accroît le potentiel de travail mais qui devient aussi une nouvelle servitude. » – Philippe Régnoux, Directeur de publication CScience

Cette question de l’ergonomie du travail de demain, dans un monde qui se numérise à marche forcée, nécessite d’ores et déjà une réflexion en profondeur sur la révolution qui gagne l’activité professionnelle. Sinon, nous risquons un blues généralisé des travailleurs et des employeurs, la chute de loyauté (déjà fortement amorcée) des salariés à l’égard de leur entreprise, et une perte de repère généralisée de l’engagement collectif des organisations.

Les gestionnaires seuls ne peuvent être laissés au front. Un encadrement des pouvoirs publics va s’avérer nécessaire pour réguler ce qui, à défaut, pourrait rapidement devenir un bris de confiance généralisé.

 

Philippe Régnoux
Directeur de publication, CScience
p.regnoux@galamedia.ca

Crédits photo image en Une : Unsplash