La télémédecine a la cote. Lorsqu’on y a recours, elle nous évite les délais de prise en charge en santé. Mais est-elle vraiment exploitée de la manière la plus optimale possible ? Ou encourage-t-elle un système à deux vitesses, au détriment de l’équité et de la qualité des soins offerts à l’ensemble de la population ?
Chaque année, des centaines de Québécois décident d’abandonner le réseau public pour s’en remettre aux services d’entreprises privées en télémédecine, telles que la clinique de santé virtuelle Olive, afin de consulter rapidement un médecin et d’être référés au bon service.
De manière générale, la télémédecine est bénéfique pour les patients et les médecins, en ce qu’elle permet un suivi pour ce qui est bénin et ne requiert pas d’examen physique ou de déplacement en clinique. C’est un luxe, lorsqu’on sait qu’il est coûteux et prenant pour beaucoup de gens de se déplacer, soit parce qu’ils ont un handicap et ont besoin de transport adapté, soit parce qu’ils vivent trop loin et doivent emprunter le transport en commun. Mais dans le contexte où elle est principalement offerte par les entreprises privées, la télésanté est-elle vraiment mise au profit du bien collectif ?
Quand les fonctionnaires choisissent la télémédecine privée
On lisait dans le Journal de Québec la semaine dernière que des organismes publics avaient recours à des services de télémédecine privée pour leurs employés, alors que la pression sur le réseau de santé public et l’attente de soins pour des centaines de milliers de patients québécois demeurent critiques.
Hydro-Québec et Investissement Québec paieraient ainsi respectivement entre 2 et 4 M$, et 49 000 $ pour des téléconsultations en médecine privée. Des ententes ont notamment été signées avec l’entreprise Dialogue, une firme de télémédecine privée dont les services font rêver : elle indique offrir l’accès à un médecin ou à un professionnel de la santé, « de jour comme de nuit, sept jours par semaine » sur une plateforme de vidéoconférence. Après une consultation, Dialogue s’engage à aider la prise de rendez-vous en personne au besoin, et à assurer la livraison des médicaments à domicile, gratuitement, en plus d’aider à « naviguer (dans) le système de santé » pour y trouver un spécialiste.
« Si (ces organisations) sont capables d’offrir des avantages sociaux à leurs employés, d’avoir un meilleur accès à un système de santé, pourquoi (le) leur enlever? »
– Christian Dubé, Ministre de la Santé et des Services sociaux
Interpellé à Laval en mêlée de presse, le Ministre de la Santé et des Services sociaux, Christian Dubé, a justifié le privilège octroyé aux fonctionnaires sur le bras des contribuables Québécois : « Ces gens-là ont le droit d’avoir un accès. On a un problème d’accès en ce moment dans (le réseau public de) santé, il nous manque du personnel. Si (ces organisations) sont capables d’offrir des avantages sociaux à leurs employés, d’avoir un meilleur accès à un système de santé, pourquoi (le) leur enlever? »
Le débat : désengorgement ou cannibalisation du réseau public ?
En gros, on s’offre de la brioche pour éviter de se disputer le pain… Certes, la télémédecine permet l’accès aux soins pour ceux qui y ont recours. Mais selon certains, le problème résiderait dans le fait d’investir dans le développement d’un réseau de santé parallèle, favorisant les industries privées à but lucratif en médecine virtuelle, au détriment du réseau public.
Dans son rapport d’étude publié le 12 janvier dernier, la chercheuse Anne Plourde, de l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS), remarquait qu’outre le fait d’offrir des avantages aux employés concernés, investir dans les soins virtuels risquait « d’aggraver la fracture numérique et les iniquités en santé (…) Cela est particulièrement vrai lorsque les services de télésanté offerts par ces fournisseurs privés sont payés directement par les individus ou financés par les employeurs par l’entremise d’assurances collectives ou de régimes d’avantages sociaux. » Car, il faut le rappeler, environ 45 % des Québécois ne sont pas couverts par un régime d’assurance privée.
Environ 45 % des Québécois ne sont pas couverts par un régime d’assurance privée
« Ce modèle de financement privé/prestation privée est en effet le plus susceptible de créer ce qu’il est convenu d’appeler un ‘système à deux vitesses’, dans lequel les personnes ayant des moyens financiers suffisants pour payer directement les services ou ayant la chance de bénéficier d’un régime d’assurances collectives auprès de leur employeur peuvent contourner la ‘file d’attente’ dans le secteur public. »
Elle estime qu’en investissant dans des entreprises privées comme Dialogue, l’État contribuerait ainsi à l’exode des professionnels de la santé vers le secteur privé, et à la baisse de la qualité des services de santé au Québec, alors qu’il pourrait investir cet argent dans l’amélioration des services publics.
« Ce modèle de financement privé/prestation privée est en effet le plus susceptible de créer ce qu’il est convenu d’appeler un ‘système à deux vitesses’, dans lequel les personnes ayant des moyens financiers suffisants pour payer directement les services ou ayant la chance de bénéficier d’un régime d’assurances collectives (…) »
– Anne Plourde, chercheuse à l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS)
Quant à l’argument mis de l’avant par M. Dubé et les promoteurs du privé, selon lequel le recours aux services de télémédecine profiterait à l’ensemble de la population en réduisant les listes d’attente, la chercheuse le remet aussi en cause : « c’est plutôt l’inverse qui se produit : il a été prouvé que l’expansion des services de soins de santé à but lucratif fait souvent augmenter les temps d’attente dans le système public. »
Des médecins rapportent que de nombreuses consultations téléphoniques nécessitent quand même une visite chez le médecin en présentiel, ce qui pourrait l’expliquer en partie.
Dialogue, en chiffres…
Nous avons demandé à Dialogue de commenter les affirmations de ses détracteurs.
« Le système de santé fait épargner au gouvernement plus de 50 $ par consultation. Grâce à notre technologie de triage intelligent, notre équipe multidisciplinaire de professionnels de la santé, qui inclut moins de 0.002% des médecins du Canada et dont 95 % sont à temps partiel, ce sont 2 millions de Québécois qui ont accès à de l’aide en santé physique et mentale », nous indique Adrianna Lemieux, porte-parole pour Dialogue.
« Grâce à notre technologie de triage intelligent, notre équipe multidisciplinaire de professionnels de la santé, qui inclut moins de 0.002% des médecins du Canada et dont 95 % sont à temps partiel, ce sont 2 millions de Québécois qui ont accès à de l’aide en santé physique et mentale. »
– Adrianna Lemieux, porte-parole pour Dialogue
Elle ajoute que le triage, avant la consultation, « assure que nous ne voyions que les cas appropriés à notre champ de pratique, avec moins de 2% des cas envoyés vers l’externe après une consultation virtuelle. Par ailleurs, l’étude de l’Association médicale de l’Ontario publiée en janvier 2023 note que les consultations en télémédecine n’entraînent pas de visites additionnelles aux urgences. 2 millions de Québécois ont ainsi accès à nos services, grâce à des partenariats avec des dizaines de milliers d’employeurs et d’organisations. Contrairement à d’autres plateformes de télémédecine, nos patients n’ont jamais à débourser pour une consultation. »
Finalement, elle précise que les services de Dialogue sont offerts dans tous les secteurs d’activités, publics et privés, allant « des hauts-dirigeants aux techniciens de surface, cols blancs, cols bleus, organismes à but non lucratif, en passant par les syndicats ou associations. Tous ont accès à la même qualité de soins dans toutes les régions du Québec, sans que ces membres ou leur famille aient à débourser pour leurs consultations virtuelles. »
Elle mentionne également que Dialogue permet à ses membres d’avoir du soutien en santé mentale, en bénéficiant de consultations et d’un meilleur accès aux soins en la matière, une rareté dans le réseau. « Une étude conduite par AppEco suggère que les plateformes de télémédecine comme Dialogue permettent au système de santé québécois d’économiser 66 $ (la moyenne canadienne étant de 52 $) pour chaque consultation qui aurait autrement eu lieu dans le cadre des soins publics standards. Alors que le taux d’adoption de la télémédecine continue d’augmenter, on estime que d’ici à 2025, les plateformes comme Dialogue pourraient faire économiser aux gouvernements jusqu’à 1 G$ par an. »
Démocratiser la télémédecine
On s’entend de toutes parts pour reconnaître les bénéfices éprouvés de la télémédecine. Mais bien qu’elle séduise la population, et qu’elle soit couverte, depuis la pandémie, par la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ), il n’en demeure pas moins que bon nombre de Québécois n’y ont pas le même accès que s’ils étaient couverts par un régime d’assurance privée.
Pour convaincre les plus dubitatifs quant à ses bénéfices pour l’ensemble de la collectivité, il faudra envisager de mieux encadrer la télémédecine, ne serait-ce que pour dissiper les doutes quant aux dédoublements des services dans le réseau et aux risques de double pratique (privé-public) des médecins.
À voir également :
[Émission C+clair] Comment repenser le système de soins du Québec en 2023 ?
Crédit Image à la Une : Pexels