[ANALYSE] Multiplicité de personnalités et identité numérique

[ANALYSE] Multiplicité de personnalités et identité numérique

Avez-vous déjà partagé cette menace accordée à l’influence psychologique des premiers jeux de rôles en ligne? Cette crainte semble passée aujourd’hui car nous avons tous une double vie sous forme d’avatars. Double ou multiple, en fait. Nous nous affichons sous différents profils. Notre image arbore un caractère professionnel sur certains réseaux, amical sur d’autres et ainsi de suite. Chacun de nous devenons virtuellement multiples.

LES MANIFESTATIONS DE NOTRE IDENTITÉ

Chaque jour, nous émiettons un peu de nous-mêmes, sur telle ou telle application. Puis, ces parcelles qui nous composent sont interconnectées entre elles, ou non, pour former la cartographie de notre individualité numérique. 

Cette identité tentaculaire n’est pas toujours facile à saisir, à la fois pour nous-mêmes et pour les autres. Nous avons le pouvoir de changer d’image comme bon nous semble ou d’afficher telle facette de notre personnalité, plutôt que telle autre.

Nous sommes, en même temps, maîtres de nos représentations et enchaînés par les fils de notre narration virtuelle.

Des constats qui font penser à la schizophrénie, mais qui sont plutôt bien appréciés des utilisateurs consentants. Certains en profitent alors pour utiliser le système de la même manière qu’ils y sont noyés. Comme si les plus rusés finissaient par devenir les premiers attrapés. Ou bien comme si l’on découvrait, sans cesse, plus agile que soi-même. 

Multiplicité de personnalités

Ce qui est nouveau n’est pas cette multiplicité de nous-mêmes, qui est très bien exprimée en littérature, et notamment à travers les textes de l’auteur portugais Fernando Pessoa. En effet, le Théâtre de l’être est un de ses ouvrages, inspiré du sensationnisme illustrant la multiplicité de personnalités. D’après cette doctrine philosophique, toutes les connaissances viennent de nos sensations.

De plus, l’auteur est reconnu pour avoir publié à la fois sous son orthonyme (son vrai nom) et sous de nombreux hétéronymes (mots ayant une orthographe unique). Un de ses derniers, Ricardo Reis, écrit ceci:

« Nombreux sont ceux qui vivent en nous ;
Si je pense, si je ressens, j’ignore
Qui est celui qui pense, qui ressent.
Je suis seulement le lieu
Où l’on pense, où l’on ressent. »

Fernando Pessoa, écrivain, critique, polémiste et poète portugais.

La suite mérite de s’y attarder pour comprendre la complexité du personnage décrit par l’auteur. Ici c’est le sensationniste Ricardo Reis qui s’exprime à travers ces vers :

« J’ai davantage d’âmes qu’une seule.
Il est plus de moi que moi-même.
J’existe cependant
À tous indifférent.
Je les fais taire : je parle.

Les influx entrecroisés
De ce que je ressens ou pas
Polémiquent en qui je suis.
Je les ignore. Ils ne dictent rien
À celui que je me connais : j’écris. »

Poème magnifique, comme une réponse au Je est un autre de Rimbaud, tiré du texte Les joueurs d’échecs – Odes de Ricardo Reis (hétéronyme), publié en 1935.

Ainsi, la multiplicité de nos personnalités n’est pas nouvelle. Ce qui est radicalement nouveau avec le caractère numérique de notre identité, c’est l’empreinte que nous laissons tous, de nos comportements. Ces marques participent à la construction de nos types d’identités numériques. Une classification qui semble se faire par elle-même, comme nous le verrons.

Des deux angles de notre identité numérique

La multiplicité s’affiche de plusieurs manières. D’un premier angle, nous diffusons régulièrement des représentations de nous-mêmes sur plusieurs canaux. Nous multiplions notre parole.

Ce sont à chaque fois des messages adaptés à une audience particulière. Nous ciblons et transformons nos gestes et messages en fonction de la plateforme sur laquelle nous venons d’interagir et par la même occasion, de produire une donnée.

D’une autre perspective, sous sommes reconnus sous différents types d’identités, selon une classification imposée. Par exemple, l’identité numérique civile fait partie d’une classe à part. Du moins, elle le devrait. Nous examinerons cette perspective dans un deuxième temps.

ANGLE I – LES DIFFUSIONS DE NOTRE IDENTITÉ NUMÉRIQUE

Commençons par analyser nos diffusions identitaires. On distingue plusieurs facettes qui caractérisent les expressions de notre identité. Voyons-en quelques-unes, dans le désordre :

Multiplicité d’expressions
  1. Coordonnées (notre courriel, adresse, téléphone, etc.);
  2. Clés de sécurité (nos transactions bancaires);
  3. Positions politiques (celles que nous exprimons dans des blogs ou forums);
  4. Genre (expression de l’identité sexuelle);
  5. Religion (détectés dans les réseaux sociaux, ou autres);
  6. Santé (les données biomédicales issues d’applications utilisant la biométrie, bracelets);
  7. Déplacements (les trajets que nous faisons signalés à travers nos GPS);
  8. Avis et commentaires (attribués sur des événements privés, sur l’actualité);
  9. Préférences (de tout type, affichées à l’intérieur des communautés virtuelles);
  10. Connaissances (notre savoir sur les plateformes collaboratives, Wikipédia);
  11. Avatars (images, pseudos, personnages fictifs sur différentes plateformes ludiques ou autres);
  12. Relations ou amis (réseaux sociaux);
  13. Rapports ou liens (degré de connexion);
  14. Mode de consommation.

En plus de la diversité des plateformes sur lesquelles nous pouvons afficher notre profil personnel, plusieurs dédoublent leurs comptes pour en gérer un personnel et un professionnel.

Multiplicité de profils

Bien que cette pratique de dédoublement de comptes soit interdite (ou déconseillée) par les fournisseurs des plateformes, comme Facebook, elle est très courante. Plusieurs astuces élémentaires, comme utiliser un nom différent avec une adresse courriel différente, donnent accès à ce dédoublement. 

L’utilisation de pseudonymes virtuels est devenue monnaie courante, bien qu’elle ne fasse pas partie de notre supposé engagement envers Facebook.

Nos engagements envers Facebook contiennent les restrictions suivantes:

  • Utiliser le même nom que celui que nous utilisons au quotidien ;
  • Fournir des informations exactes à propos de nous ;
  • Créer un seul compte (le nôtre) et utiliser notre journal à des fins personnelles.

Or, Facebook peut-il détenir un tel sérieux, alors qu’il représente une sorte de cour de récréation pour la plupart des utilisateurs? Peut-on vraiment y empêcher un certain jeu de rôles?

Se cacher sous une autre identité est l’apanage de toute la population qui a vu le jour au milieu du numérique. C’est ce qui a permis à cette génération d’enfreindre la limite d’âge, par exemple, et d’intégrer la communauté de Facebook dès 10 ou 11 ans (ou plus tôt, selon le contrôle parental).

Pour d’autres, la principale raison de cette démarche est la volonté de dissocier ce que nous sommes dans notre vie de tous les jours, de ce que nous sommes d’un point de vue professionnel. Une façon, également, d’utiliser les plateformes pour leurs avantages strictement commerciaux.

En effet, plusieurs utilisateurs possèdent des comptes Instagram leur permettant d’effectuer des ventes. Leurs profils deviennent alors des boutiques et concurrencent les Kijiji (eBay) de ce monde. Pour tenter d’éviter cette multiplication, les plateformes suggèrent alors de créer des pages commerciales, comme le propose Facebook. Or, même si cette pratique est réalisée, elle n’empêche pas la création de nouveaux comptes.

ANGLE II – CLASSIFICATION DE NOS IDENTITÉS NUMÉRIQUES 

Pour les autres, nous sommes encore différents. On ne pourrait pas dire qu’à chacune des diffusions de notre identité se rattache notre propre identité numérique, car cette dernière est multiple. L’équation n’est pas équivalente. Il n’existe pas de fil que nous pouvons remonter pour retrouver une seule et même identité.

Lorsqu’ils évoquent l’identité numérique, les États, comme le Canada, se réfèrent à notre identité numérique civile, comme le précise le Laboratoire d’identité numérique. Celle-ci est composée de données multiples issues des nombreux canaux par lesquels nous diffusons l’expression de notre identité.

« L’identité numérique deviendra le socle sur lequel le monde de demain sera construit ».

Stéphan Marois, Directeur des investissements, Fonds de solidarité FTQ.

De manière générale, les pays déterminent notre identité numérique civile grâce à nos coordonnées. Certains y ajoutent notre dossier santé. Mais, on peut constater que l’identification ne semble pas avoir de frontières et qu’elle utilise la majorité des canaux de communication.

Pourtant, notre identité personnelle numérique n’est pas strictement civile ni sociale. On voit alors que de l’autre versant de nos projections se profile une autre classification. C’est une identification publique, que nous ne contrôlons pas, de notre personne morale et civile. On pourrait aussi parler de caractérisation systématique que produit notre narration virtuelle. 

CONCLUSION

Il semble donc y avoir un profond paradoxe entre l’idéal d’une seule et unique identité numérique et notre faculté à tous, de revêtir différentes facettes de notre personnalité. Pour reprendre l’expression de Pessoa, nous assistons au Théâtre de l’être, mais cette fois-ci, de l’être virtuel que nous sommes devenus.

Bien que nous laissions des empreintes, ici et là, de nos comportements, les données recueillies sont traitées et classées, sans égard à notre individualité. Au contraire, elles sont en général traitées pour une meilleure catégorisation de sous-ensembles de types de populations.

Plusieurs défis éthiques sont soulevés par la question de l’identité numérique. On voit clairement que le risque de stigmatisation est réel car la classification de nos identités échappe à notre compréhension.

Aussi, comme chacun des gestes et dires peut éventuellement se retourner contre nous et puisqu’il a un caractère public, nous perdons le contrôle de l’image ou de l’identité que nous souhaitons projeter.

Dans ce contexte, afin de préserver notre vie privée, certaines de nos données personnelles seront anonymisées. Un jeu du chat et de la souris, où d’un côté nous nous faufilons sous différents pseudonymes et de l’autre, où ce qui est tiré de nous serait rendu anonyme. 

BIBLIOGRAPHIE

Brousseau-Pouliot, Vincent; Il faut qu’on parle de votre identité numérique; La Presse, juillet 2020.

Facebook, Conditions de service.

Pessoa, Ferando; Le Théâtre de l’être, publié en français, ed. La Différence, 1991.

Réguer, Fanny; Fernando Pessoa : les hétéronymes comme traitement du corps, Postures, La disparition de soi : corps, individu et société, n°26, 2017.

Roberge Pierre; Directeur Général; Laboratoire d’identité numérique du Canada, initiative du Conseil d’identification et d’authentification numériques du Canada (CCIAN), 2021.

Tesson, Sylvain; La règle de l’autre : comment comprendre “Je est un autre” chez Rimbaud ?; France Inter; 2020.

Wikipédia, Identité numérique.