Mieux accompagner les craintes suscitées par l’intelligence artificielle

Mieux accompagner les craintes suscitées par l’intelligence artificielle

L’intelligence artificielle fascine et effraie. Si les enjeux et les applications multiples qu’elle laisse entrevoir aiguisent les appétits économiques, alimentent les télégrammes des chancelleries et nourrissent les stratégies des états-majors… ils inquiètent, quelquefois, les populations par les transformations fondamentales qu’ils font peser sur nos sociétés.

L’âpreté de la lutte pour la suprématie technologique n’est plus à démontrer. La saga diplomatico-économique, longue de trois ans, conclut en cette fin de semaine en témoigne : la libération croisée, quasi simultanée, d’une part, de la directrice financière chinoise de Huawei, Meng Wanzhou, et, d’autre part,  des deux Canadiens Michael Kovrig, diplomate, et Michael Spavor, homme d’affaires a paru pour beaucoup comme un échange de prisonniers… comme aux sombres années de la Guerre froide sur le pont de Glienicke, près de Berlin. Autre contexte, autres lieux.

Dans cette affaire, le Canada n’a-t-il pas été l’otage d’un épisode de plus dans la guerre technologique entre les États-Unis et la Chine, et dont la férocité s’est accrue depuis l’ère Trump ? La réponse est évidemment dans la question.

« De nos jours, la maîtrise de l’intelligence artificielle constitue l’épine dorsale des stratégies numériques dans la course à la suprématie mondiale »

C’est probablement l’une des raisons de la défiance qu’elle inspire.

POURQUOI L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE SUSCITE-T-ELLE L’INQUIÉTUDE ?

L’IA est d’abord une intelligence, qui rappelons-le, est essentiellement inorganique comme le rappelait Aristote et, par conséquent, impassible. Elle n’est, à cet égard, sujette à aucune passion.

L’IA est, ensuite, artificielle. Elle peut susciter l’effroi, car dans nos représentations, elle induit la perte de contrôle de l’humain au profit de la machine. Plus encore, avec les différents niveaux d‘apprentissage automatique, définis notamment par Yann Le Cun, lauréat du prix Turing en 2019, c’est-à-dire l’apprentissage supervisé, non supervisé, profond ou par renforcement, les machines utilisant l’IA deviennent totalement autonomes… Dans le deep learning – apprentissage profond, l’intervention humaine se raréfie au point que la machine gagne en indépendance. D’où la vision affolante d’un monde entièrement sous la coupe des machines et où l’humain ne deviendrait qu’un objet.

Par ailleurs, l’IA repose sur des biais cognitifs qui surgissent lors de la conception des pro­grammes, puis au cours de l’analyse des données et même au moment de l’interprétation des résultats. L’ONU a d’ailleurs récemment demandé un moratoire sur certaines de ses applications. Si elle n’est pas intelligemment conçue et utilisée, elle peut donc générer de l’exclusion et de l’injustice.

De plus, l’IA contribue à l’écosystème des données. Le Big Data, processus global de collecte, de stockage, d’analyse et d’utilisation des données, fait peur. Nous avons écrit, récemment, un édito sur les appétits suscités par les données médicales. Et se pose, en effet, pour les gouvernants et les particuliers la question de la protection des données et du cadre légal mondial à mettre en œuvre.

Désormais, l’IA constitue un enjeu géopolitique, économique et militaire. Elle peut s’envisager comme un redoutable outil de soft power ou « pouvoir de convaincre », d’influence géopolitique en somme… et comme la base de la puissance de demain. D’autant qu’elle porte en elle aussi la supériorité militaire. Qui maîtrisera la détection fine des cibles, la reconnaissance des terrains, l’évaluation de la menace aura indéniablement une avance sur son ennemi.

Enfin, l’IA peut menacer l’emploi et creuser les inégalités. Lorsque l’automatisation touchera tous les secteurs d’activité, ce sont des pans entiers de l’économie québécoise et même mondiale qui risquent de disparaître ou de se transformer radicalement, mettant au rebut les salariés qui n’auraient pas su s’adapter à ces bouleversements structurels.

« Une responsabilité de taille incombe, dès lors, aux gouvernants : former les travailleurs déplacés aux nouveaux métiers créés par le progrès technologique s’ils ne veulent pas laisser se creuser les inégalités »

CRÉER UNE IA INCLUSIVE ET RÉGULÉE : UN DEVOIR

À défaut, la « crise de l’emploi et des inégalités pourrait détruire notre civilisation mieux que ne le ferait n’importe quelle future super-intelligence », a déjà prévenu dans l’un de ses ouvrages, l’ex-dirigeant de Google China et l’un des spécialistes mondiaux de l’intelligence artificielle, Kai-Fu Lee.

Un défi colossal et structurel qui ne saurait être traité par de simples « mesurettes » circonscrites à une entreprise, un secteur et qui, par conséquent, ne répondraient qu’à des crises conjoncturelles successives.

De tels programmes d’accompagnement des populations seront probablement si coûteux qu’ils nécessiteront, tôt ou tard, une contribution conséquente des premiers bénéficiaires du développement numérique mondial et de l’IA, à savoir les géants du digital, les GAFAM – Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft – et autres BATX – Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi.

Leurs centres de données ne seront-ils pas le lieu où sommeilleront, à terme, toutes les données recueillies à travers le monde en attendant d’être analysées et utilisées ?

Crédits photos : Tima Miroshnichenko /Pexels