La francophonie tourne le dos à la face obscure de l’IA

La francophonie tourne le dos à la face obscure de l’IA

Face aux géants américains et chinois du numérique et de l’IA, la francophonie s’organise. L’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF) a élaboré une stratégie de la francophonie numérique sur les cinq prochaines années (2022-2026), pour faire de la transformation numérique, un vecteur de développement, de solidarité et de connectivité dans l’espace francophone. 

Avec 320 millions de locuteurs francophones dans 88 pays à travers le globe, la francophonie pèse pour 17% du PIB mondial. Les deux tiers des francophones résident en Afrique. Grâce au Canada, au Québec et à la France, l’IA francophone tire son épingle du jeu : le récent classement du Tortoise Global AI Index (mars 2022), qui mesure la vitalité des pays dans le domaine de l’IA, compte le Canada, le Québec et la France dans le Top 10. Le Québécois Yoshua Bengio et le Français Yann Le Cun, prix Turing 2018, sont des spécialistes reconnus mondialement.

« L’avenir de la langue française, au 21ème siècle, dépend également de sa capacité à être présente, utile et transmise dans l’espace numérique et que l’épanouissement de la Francophonie est en partie dépendante de notre capacité à capitaliser sur cet univers numérique » Stratégie de la francophonie numérique de l’OIF

DÉCOUVRABILITÉ CONTRE CYBERCOLONISATION

La découvrabilité de contenus numériques francophones, dont l’amélioration est préconisée par l’OIF, est au cœur de la coopération entre la France et le Québec. Une stratégie commune a été lancée en novembre 2020. L’organisation internationale de la francophonie qualifie la découvrabilité « d’enjeu francophone majeur » et dénonce les algorithmes des plateformes internationales qui contrôlent les choix de consommation culturelle et « engendrent des écarts significatifs dans l’accès aux contenus culturels francophones et des inégalités en termes de partage de revenus. »

Le français est la 4ème langue de l’internet, derrière l’anglais, le chinois et l’espagnol.

Cédric Villani

Cédric Villani, mathématicien, député, chargé de mission parlementaire sur l’intelligence artificielle en 2017.

L’écueil de la langue dans l’IA n’est pas négligeable. D’une part car l’anglais est dominant dans le monde de la technologie, d’autre part car les masses de données les plus importantes sont produites par des entreprises chinoises ou américaines.

En 2018, le mathématicien français, Cédric Villani, dénonçait la cybercolonisation lors d’un voyage en Afrique : « Les grandes plates-formes sont les compétiteurs numéro un du gouvernement français pour ce qui est du développement de l’intelligence artificielle. Ces grandes plates-formes captent toute la valeur ajoutée : celle des cerveaux qu’elles recrutent et celle des applications et des services, par les données qu’elles absorbent. Le mot est très brutal, mais techniquement c’est une démarche de type colonial : vous exploitez une ressource locale en mettant en place un système qui attire la valeur ajoutée vers votre économie. Cela s’appelle une cybercolonisation. »

RENFORCER LES POLITIQUES PUBLIQUES

L’OIF préconise de renforcer les politiques publiques numériques pour aider les acteurs à faire face aux mastodontes américains et chinois. La France s’est dotée d’une stratégie nationale et a mis 1,5 milliard d’euros sur la table. L’écosystème de l’IA de Montréal avait déjà obtenu en 2020, près de 1 milliard de dollars en fonds publics, dans le cadre d’initiatives du fédéral et du Québec.

En Europe, le Luxembourg ou encore la Suisse ont adopté des stratégies nationales pour développer l’IA.

Louise Mushikiwabo, Secrétaire générale de l’OIF, lors de la 40e session de la Conférence ministérielle de la Francophonie (CMF), le 16 mars 2022. (crédit photo : Alex Tharreau/OIF)

Selon un rapport publié en 2019 par l’OIF et la Fédération Wallonie-Bruxelles, qui dresse un panorama des bonnes pratiques dans l’espace francophone, « en Afrique, au Moyen-Orient et en Asie, des pays francophones ont également mené des avancées dans leur agenda IA. C’est d’ailleurs en Tunisie, qu’est née la startup InstaDeep, une société de services IA créée en 2014 et dont les bureaux sont aujourd’hui installés à Tunis, Londres, Paris, Nairobi et Lagos (…) Malgré les défis à relever pour ce qui est des infrastructures et du financement, l’Afrique dispose d’un énorme potentiel dans le domaine de l’IA. » La réduction de la fracture numérique et l’accès au numérique fait partie de l’objectif de l’OIF.

LES FRANCOPHONES PRÔNENT UNE IA RESPONSABLE ET INCLUSIVE

La Déclaration de Montréal pour une IA responsable et la déclaration franco-canadienne pour l’intelligence artificielle de 2018 ont balisé la route. L’OIF emboîte le pas en définissant la francophonie numérique qu’elle appelle de ses vœux, comme inclusive, respectueuse de la diversité culturelle, des droits de l’homme, de la démocratie et de l’égalité entre les femmes et les hommes.

« Consolider la souveraineté numérique des pays de l’espace francophone dans le respect du droit international et des valeurs de la Francophonie. »

 Stratégie de la francophonie numérique de l’OIF

De quoi satisfaire Cédric Villani.

Dans son rapport de 2019, la Fédération Wallonie-Bruxelles cite l’Association francophone des autorités de protection des données personnelles (AFAPDP) qui adopte en septembre 2017, une résolution sur l’accompagnement du développement de l’IA, pour l’adoption de législations relatives à la protection des données personnelles et à la vie privée dans l’espace francophone.

VITALITÉ FRANCOPHONE DANS LES ICC

Le rapport belge note que « l’espace francophone compte des centres de recherche et de développement de premier ordre — en particulier à Montréal et à Paris — ainsi que des institutions en position de leadership au niveau mondial sur le terrain spécifique de l’IA appliquée à l’art et aux industries culturelles et créatives (ICC) »

On pense évidemment au collectif français Obvious dont l’œuvre, portrait d’Edmond de Belamy, s’est vendue plus de 400 000 dollars chez Christie’s en 2018.

En mars 2015, le quotidien Le Monde a utilisé le robot d’une jeune startup française, Syllabs, pour rédiger des articles de presse propulsés par l’IA, pour couvrir notamment les élections départementales. Cinq ans plus tard, Syllabs récidive lors des élections municipales avec une quinzaine de médias régionaux. Selon Claude de Loupy, co-fondateur de Syllabs, « dans le domaine de la sémantique et du traitement automatique des langues, la France est un pays d’excellence technologique et scientifique. Nous avons tout pour marquer le pas et transformer cette excellence en leadership économique. Aujourd’hui, les États-Unis maîtrisent l’accès à l’information. Notre ambition est que la France, ou plus largement l’Europe, en maîtrise la production. »

Selon le rapport belge, le potentiel est énorme : « Il y a là pour la Francophonie une opportunité unique : une mise en œuvre bien calibrée de l’IA dans la culture pourrait en effet décupler le potentiel créatif des artistes, générer de nouveaux marchés pour les ICC, augmenter la compétitivité, favoriser l’emploi et même ouvrir de nouveaux champs d’expérimentation pour la recherche scientifique. »

 

Crédit photo de Une: Page Facebook de l’OIF