Le « sharenting » : tout sauf un jeu d’enfants…

Le « sharenting » : tout sauf un jeu d’enfants…

Savez-vous ce qu’est le « sharenting » ou « surpartage parental » ? C’est la pratique des parents qui consiste à publier à outrance des contenus concernant leurs enfants sur Internet. Notre chroniqueuse Mélissa Canseliet vous propose une réflexion sur les origines de cette tendance et sur les risques encourus, ainsi que des conseils pour mieux les prévenir.

Une belle rentrée des classes est aussi associée à des photos des enfants pour leurs premiers jours d’école. L’être humain est un animal social, et le fait de partager des moments de famille répond à des besoins psychologiques fondamentaux. La pandémie a aussi largement favorisé notre numérisation de ces moments de vie pour maintenir ces connexions sociales, qui sont largement nourries par ces moyens technologiques. Cependant, la tendance accentuée des parents à partager des contenus mettant en scène leurs enfants sur les réseaux sociaux remet parfois en cause la sécurité de l’identité numérique, et même le bien-être de leur famille. Pourquoi une telle mode? Quels en sont les risques? Et comment y remédier ?

« (…) partager sur internet répond à des besoins tout simplement humains (…) Mais lorsque les enfants entrent en jeu, il semblerait que les outils de compréhension pour prendre des décisions éclairées manquent sérieusement à l’appel. »

Le dévoilement de soi et des autres sur internet

Partager fait du bien aux humains

Au-delà du maintien spécifique des relations sociales, les études sur le dévoilement de soi en ligne ont pu montrer que partager son identité et son expérience contribue au bien-être et à une meilleure satisfaction dans la vie. Le cerveau génère effectivement des expériences de plaisir lorsque nous partageons et nous sentons soutenus par les autres. Par ailleurs, le partage des informations personnelles avec autrui est un facteur de renforcement des relations interpersonnelles, et le fait de nous confier nous fait ainsi nous sentir plus proches les uns des autres. Nous dévoiler nous fait donc beaucoup de bien.

La technologie encourage à partager

Les applications et réseaux sociaux sont généralement tournés vers le partage en simplifiant aussi bien la diffusion de contenu au travers d’interfaces intuitives qu’en facilitant les réactions à ces contenus, tout en en valorisant les audiences qui les retransmettent.

https://www.cscience.ca/2023/09/21/emission-cclair-cyberintimidation-comment-preserver-nos-enfants/

 

Effet de désinhibition

Ce phénomène, décrit par Suler depuis 2004, manifeste du confort apporté par la perception du contrôle de sa propre exposition par les internautes, le fait de ne pas sentir d’autorité, et d’avoir une pression sociale diminuée dans certains espaces numériques. Le tout pouvant donner une sensation de sécurité parfois trop illusoire aux utilisateurs. C’est aussi cela qui met en contradiction le fait de porter une importance aux données personnelles, tout en ne prêtant pas véritablement attention aux options de confidentialité qui sont simplement laissées telles que proposées par les acteurs technologiques, soit par défaut.

Ainsi, partager sur internet répond à des besoins tout simplement humains, et la technologie nous encourage à le faire davantage. Mais lorsque les enfants entrent en jeu, il semblerait que les outils de compréhension pour prendre des décisions éclairées manquent sérieusement à l’appel.

Le sharenting en question

Crédit : Jonathan Borba, Unsplash

Combien de fois entend-on de parents à d’autres : « profitez-en, ça passe si vite ! » ? Alors, évidemment, il est tentant pour les parents de prendre des photos, comme on les prend de soi, et aussi de les partager. On partage à « tout le monde d’un coup », et puis on reçoit vite plus de réactions sous forme de likes, cœurs et commentaires de félicitations, de « trop mignons » venant nous satisfaire, en confirmant que le fait de partager était une expérience satisfaisante. Et puis, on veut donner des nouvelles car les enfants évoluent vite, et chacune de leurs étapes clés sont aussi une partie importante de la vie de parents impliqués.

Normalisation

Par ailleurs beaucoup de parents le font, et le font de plus en plus, donc cela donne l’illusion que c’est sécuritaire. C’est ce qu’on appelle la normalisation de la déviance. Ce biais cognitif consisterait à nous faire négliger un risque qui dépasse l’entendement car c’est plus confortable. Et l’on prendrait ce risque jusqu’à l’expérience d’une conséquence négative pour un individu, ou même pour un groupe, avant laquelle son absence nous empêche de considérer le risque comme tel. On « normalise » donc un comportement qui serait donc probablement estimé déviant au départ, mais qui devient alors « normal ».

« Des chercheurs de Cambridge ont pu montrer que rien qu’en utilisant les likes d’utilisateurs Facebook, il était possible de construire un algorithme permettant de faire des inférences sur des informations très personnelles telles que le point de vue politique, l’orientation sexuelle, la religion, et même les traits de personnalité ou le QI. »

Le bien-être des enfants

Malheureusement, les études montrent déjà que le fait de partager des contenus comme des photos ou des vidéos de ses enfants sur les réseaux sociaux peut poser des problèmes concernant leur ressenti. Les plus petits (vers l’âge de la garderie) seraient les moins réceptifs. Les adolescents seraient même hostiles lorsque cela peut entrer en conflit avec leur développement identitaire ou représenter un risque de ridicule. Ils désapprouvent d’autant plus lorsqu’ils pensent que les parents le font pour montrer aux autres, plutôt que pour de l’archivage. Une autre étude a montré que ces partages peuvent renforcer les comparaisons sociales nuisibles entre enfants et les rendre plus fragiles émotionnellement.

https://www.cscience.ca/2023/09/19/cyberintimidation-et-sextorsion-quand-des-adolescentes-se-donnent-la-mort/

 

L’identité numérique des plus jeunes

Lorsque l’on partage sa vie sur internet, il y a des informations sensibles qui peuvent en être déduites sans que l’on partage une telle information de manière explicite. Des chercheurs de Cambridge ont pu montrer que rien qu’en utilisant les likes d’utilisateurs Facebook, il était possible de construire un algorithme permettant de faire des inférences sur des informations très personnelles telles que le point de vue politique, l’orientation sexuelle, la religion, et même les traits de personnalité ou le QI.
Les informations sur les enfants sont donc tout autant une mine d’informations pour les marques souhaitant créer de la publicité pour vous, ou bien dès que possible pour les enfants.

La littératie numérique est un enjeu majeur pour tous les citoyens

Partager du contenu de ses enfants en tant que parent comporte des risques qui vont bien au-delà de ceux liés aux règles de base de la cybersécurité. Il en va du bien-être et de la protection de l’identité numérique, pour une citoyenneté protégée des plus jeunes. Alors, certains parents demandent à leurs enfants si ces derniers souhaitent effectivement que le contenu soit partagé ou pas. Mais peuvent-ils faire ce choix de manière éclairée, quand même les adultes ne peuvent pas forcément saisir tous les tenants et aboutissants de tels partages?

La littératie numérique est abordée, petit à petit, pour les plus jeunes qui commencent leur vie en ligne et même pour aider les personnes âgées à traiter des tâches numériques du quotidien. Mais avec des technologies et des mœurs associés, qui évoluent de plus en plus rapidement, la question de la citoyenneté numérique appelle à un apprentissage de tous. Nous entrons dans une ère où apprendre à gérer sa vie numérique est aussi important que d’apprendre à lire, et cela est aussi important pour les petits que pour les grands.

Quelques sources :

Forbes : 2 Major Risks Linked With ‘Sharenting’ Your Kids’ Lives On Social Media

Journal of consumer affairs : sharenting in an evolving digital world 

Parents are giving tons of their kids’ personal data away — and the long-term effects aren’t yet known | CBC News

The Journal of Psychology : Does the Number of Likes Affect Adolescents’ Emotions? The Moderating Role of Social Comparison and Feedback-Seeking on Instagram

Online disinhibition effect – Wikipedia

Crédit Image à la Une : Vitolda Klein, Unsplash