Comprendre les baleines grâce à l’intelligence artificielle

Comprendre les baleines grâce à l’intelligence artificielle

Que nous diraient les cétacés s’ils pouvaient nous parler ? Les dauphins de Marineland nous confieraient-ils en avoir gros sur le cœur ? Les quelques baleines noires de l’Atlantique Nord, en plein déclin, nous diraient-elles de cesser de les perturber dans leur habitat ? Grâce à l’intelligence artificielle, comprendre les dialectes de ces mammifères marins pourrait bien devenir chose du réel…

Un intérêt qui remonte à plusieurs décennies…

Comprendre les baleines pour mieux interagir avec elles demeure l’un des plus grands fantasmes des biologistes marins, qui se sont d’abord intéressés aux mystères entourant les sons qu’elles émettaient, avant de mieux en étudier les comportements et migrations.

1) Interpréter le chant des baleines

Si le chant envoûtant des baleines a toujours piqué notre curiosité, on doit ses premières captations à la Marine américaine, dans les années 1950. Plus tard, en 1970, le biologiste américain Roger Payne, à qui l’on attribue en général la découverte du chant des baleines, réalise un album vinyle édité par le National Geographic, à partir des vocalisations de baleines à bosses captées aux larges des Bermudes.

L’évolution des projets de recherche

Interaction avec un beluga. (Photo : Patrice Audet)

Au cours des dernières années, l’intérêt pour la communication des cétacés s’est de moins en moins limité à ses propriétés thérapeutiques et esthétiques. Les scientifiques en sont venus à utiliser des hydrophones sous-marins pour enregistrer des vocalisations à plusieurs centaines de mètres en profondeur, afin de capter une plus grande variété de sons, dans le but non plus seulement de les apprécier, mais plutôt de les analyser et de les comparer grâce aux algorithmes de reconnaissance.

Plusieurs projets ont ainsi été menés sur la communication des baleines et des dauphins, que ce soit en Nouvelle-Écosse dans la région de la baie de Fundy au Canada, ou ailleurs en Suède, en France et aux États-Unis, permettant de constituer des bases de données regroupant des centaines de milliers de vocalisations, désormais connues de l’IA et classables selon différentes catégories.

Un outil gratuit sur le web du nom de Pattern Radio, développé en partenariat avec Google et le centre NOAA, permet d’ailleurs à quiconque s’y intéresse d’avoir accès à des milliers d’heures d’enregistrements, traduits en schémas visuels, et cartographiées par un système d’IA qui identifie les sons et leur provenance.

Pattern Radio. (Photo : capture d’écran)

Les outils en IA développés par la recherche sont donc en mesure de distinguer les sons des baleines et de les associer à des contextes généraux : interaction sociale, recherche de nourriture, défense, etc.

3 types de chants de baleine

Les algorithmes sont entraînés à partir de trois catégories de sons :

  • 1) Les « clics » sont des bruits qui s’apparentent à ceux d’une chaîne de bicyclette ou de crécelle au ralenti, et qui sont plus souvent émis par les mâles dans un contexte d’écholocation, de repérage de proie et de nourriture, ou de repérage de partenaire pour l’accouplement. Le clic peut atteindre 230 dB, sur une portée de 15 km.
  • 2) Les sifflements ou mugissements, émis lors de l’interaction sociale, permettent la communication au sein d’un même groupe ou même entre espèces.
  • 3) Enfin, les « codas » ou « codes identitaires » (traduction libre de identity codas), sont de nature complexe, et ressemblent au code Morse. Ils relèveraient de l’aspect culturel des cachalots, et contribueraient à renforcer l’appartenance culturelle des cétacés à leur clan.

Encore aux balbutiements des recherches visant à communiquer avec les baleines et les dauphins, on reste cependant incapables d’interpréter de manière plus détaillée le langage des cétacés, et encore moins d’engager une discussion élaborée ou dépassant les techniques de dressage courantes. La communication, lorsqu’elle se fait avec l’humain, est plutôt unidirectionnelle, c’est-à-dire que le dauphin ou la baleine ne peut s’approprier le système de langage pour s’en servir de manière réciproque. On se limite au niveau le plus primaire d’interaction, aux techniques de dressage, jeux de ballon et caresses.

Projet CETI Whales

Mais un projet de plus grande envergure, qui implique le Canada, pourrait éventuellement changer la donne. Lancé en 2020, le projet CETI Whales, qui se veut une collaboration internationale entre chercheurs et experts des domaines de l’IA, de l’acoustique et de la biologie marine, vise à étudier la communication des cétacés de manière plus approfondie grâce aux algorithmes. À l’initiative du biologiste canadien Shane Gero, de l’Université Dalhousie, et de David Gruber, biologiste marin du National Geographic explorer, le projet consiste à utiliser des algorithmes et l’apprentissage-machine pour comprendre les schémas de communication du cachalot.

4 milliards, c’est le nombre de sons propres aux « codes identitaires » des cachalots qu’ont enregistrés les chercheurs du projet CETI Whales

Le cachalot, une baleine « articulée »

Pourquoi le cachalot ? Sans doute parce que son système naturel de sonars est le plus puissant au monde, et parce qu’en plus d’être le plus imposant des cétacés à dents, il possède le plus gros cerveau du règne animal, ce qui en fait une baleine très intelligente, aux sons plus nuancés. Ses émissions vocales étant beaucoup plus complexes et variées que celles d’autres espèces animales, pourtant aussi reconnues pour leur intelligence, comme le singe par exemple, elles nourrissent les bases de données d’un échantillon beaucoup plus dense et satisfaisant pour entraîner l’IA.

Pour collecter cette data, les chercheurs de CETI Whales doivent déployer leurs équipes et leur matériel dans des zones sauvages où les cachalots ont l’habitude de se réunir à plusieurs, soit dans la mer des Caraïbes ou le Golfe du Mexique, afin de réunir les conditions propices à l’enregistrement des vocalisations, évitant ainsi les interférences ou perturbations qui pourraient altérer la nature des échanges captés.

L’objectif

Selon la revue Québec Science, les chercheurs du projet possédaient déjà 100 000 codas de cachalots en 2021. Aujourd’hui, leur objectif est de constituer une base de données assez importante, riche d’au moins 4 milliards de codas, pour entraîner les algorithmes de façon considérable et parfaire notre compréhension de leur système de langage.

Détecter la présence des baleines et protéger leurs zones

Cargo. (Photo : Dylan McLeod)

Rappelons que les scientifiques estiment qu’il reste moins de 400 baleines noires de l’Atlantique Nord, et 33 espèces de baleines fréquentant les eaux canadiennes. Bien qu’il soit difficile, selon l’Organisme Baleines en direct, de les détecter en raison de l’habitude qu’elles ont de nager en profondeur et d’y passer beaucoup de temps, le portrait dressé par les biologistes indiquent un déclin de leurs populations. Au Québec, on compte à peu près 900 bélugas. On peut en voir dans le fjord du Saguenay, et dans le Saint-Laurent, où l’on recense aussi 12 000 dauphins.

Kiosque de Whale Seeker au World Summit AI Americas.

Il existe des outils en IA pour étudier le comportement et les déplacements des espèces animales marines, afin de mieux cohabiter avec elles et mieux les préserver. Pensons à la startup montréalaise Whale Seeker qui, en tant qu’exposante pour ses solutions innovantes, bénéficiait justement d’une vitrine au World Summit AI Americas, organisé au Palais des congrès de Montréal, il y a un peu plus d’une semaine.

Whale Seeker

Combinant l’IA à la surveillance par satellite et à l’imagerie infrarouge, Whale Seeker a permis de détecter 78 000 baleines en Amérique du Nord, et d’aider les industries maritimes à vaquer à leurs activités tout en y faisant attention. Composée de biologistes, d’écologistes, de scientifiques des données, de développeurs de logiciels et de spécialistes de l’IA, Whale Seeker exploite l’intelligence artificielle pour fournir des données de détection de baleines de façon efficace, simple et rapide. CScience s’est entretenu avec l’un de ses cofondateurs, Antoine Gagné, également chef de la technologie au sein de l’entreprise.

« C’est quelque chose de positif pour les générations à venir, parce qu’on parle de durabilité et de protection des baleines. On se donne pour mission de faire le pont entre le développement économique et le développement durable, de sorte à ne pas empêcher la croissance des industries, malgré le respect des normes environnementales. »

– Antoine Gagné, cofondateur de Whale Seeker

« Avec Emily Charry Tissier et son conjoint Bertrand Charry, nous avons cofondé Whale Seeker il y a un peu plus de cinq ans. À l’époque, on avait eu un contrat avec le Fonds mondial pour la nature (ou WWF) pour faire l’analyse de 5 000 photos aériennes afin de les regarder une par une et détecter les baleines, dans le but de cartographier leur présence et la comparer à celles des années antérieures. Les images prises par le drone devaient alors être analysées à l’œil humain, ce qui se veut une tâche très chronophage quand 90 % de ce qu’on y voit, c’est de l’eau ! Emily a donc eu l’idée de moderniser et d’automatiser ce processus en développant une solution reposant sur l’IA, qui n’existait pas. C’est ce qui m’a intéressé au projet ! », relate M. Gagné.

Bertrand Charry, Antoine Gagné et Emily Charry Tissier, cofondateurs de Whale Seeker.

« On en a d’abord eu une vision très simple : développer un système qui fait la détection de baleines à partir de l’imagerie aérienne par drone, avant de considérer et d’intégrer l’imagerie satellite et infrarouge pour bonifier notre offre. Notre modèle analyse une image de 35 millions de pixels selon un temps fixe, alors que cela pourrait prendre au moins une demie-heure à une personne pour chaque image, qui fait économiser beaucoup de temps, bien qu’il soit difficile de quantifier les retombées exactes de ces économies. »

Mais à qui s’adresse l’offre de Whale Seeker ? L’entreprise fait évidemment affaires avec l’industrie maritime, et se concentre principalement sur l’Arctique canadien. Sa clientèle s’étend aux ports qui pourraient vouloir surveiller les entrées et sorties des baleines dans le périmètre, ou encore, aux compagnies qui sont en charge d’évaluer l’impact environnemental des chantiers pour le compte d’autres entreprises.

Elle compte aussi des clients parmi les instances gouvernementales, comme le Ministère Pêches et Océans Canada, avec lequel elle vient de décrocher un gros contrat d’analyse d’images de populations de phoques, de morses, de baleines, et de quelques ours populaires. « À défaut d’être déjà notre client, Transports Canada pourrait, par exemple, avoir recours à nos services pour améliorer la gestion de l’ouverture et la fermeture des zones de pêche », précise M. Gagné, qui a aussi l’ambition de collaborer avec le Port de Montréal.

Conjuguer deux causes

« C’est quelque chose de positif pour les générations à venir, parce qu’on parle de durabilité et de protection des baleines. On se donne pour mission de faire le pont entre le développement économique et le développement durable, de sorte à ne pas empêcher la croissance des industries, malgré le respect des normes environnementales. Ce qu’on veut, c’est dire au client, ‘vous voulez que votre bateau se rende à bon port, tout en respectant les baleines sur sa trajectoire ? Comme c’est coûteux de le faire, on propose une solution qui, grâce à l’IA, permet de surveiller le grandes régions, sans avoir besoin d’une armée de biologistes pour analyser des photos, jour après jour’. »

À écouter :

Chronique de la rédactrice en chef de CScience, Chloé-Anne Touma, à l’émission Moteur de recherche sur ICI Radio-Canada Première : « L’IA pourrait-elle nous aider à communiquer avec les baleines et les dauphins ? » – 20 avril 2023

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Crédit Image à la Une : Photo originale d’Elianne Dipp. (Édition graphique : CScience)