Crise des médias québécois : Les GAFAM sur une autoroute « sans limites de vitesse » 

Crise des médias québécois : Les GAFAM sur une autoroute « sans limites de vitesse » 

La crise des médias au Québec ne s’essouffle pas; les défis liés au financement, à la « découvrabilité » des contenus francophones, aux structures des médias, à la confiance du public et à l’intelligence artificielle se multiplient. Alors que les solutions législatives commencent tout juste à émerger, quelles solutions se présentent au Québec pour naviguer à travers cette crise mondiale?

Au Québec, la crise des médias a entraîné la perte de 43% des emplois de ce secteur entre 2009 et 2015. « Il faut trouver des positions communes, entre autres envers nos appareils législatifs et nos gouvernements. On est dans des processus législatifs qui sont lents, mais pendant ce temps, notre industrie va à grande vitesse, et les géants du web sont sur une autoroute sans limites de vitesse », illustre Marie Collin, présidente-directrice générale de Télé-Québec.

Un besoin d’une plus grande régulation des GAFAM

Lors de la table ronde Crise des médias dans l’espace francophone du 13 mai, les invités abondent dans le même sens : la perte de revenus publicitaires qu’a entraînée la montée en popularité des géants du web est en grande partie responsable de la crise, et ce son de cloche ne date pas d’hier ; lors d’une commission parlementaire de 2019, une trentaine d’experts demandaient déjà à ce que les GAFAM, perçus comme le « nœud du problème », soient taxés.

« Il faut revoir nos modèles. (…) Les GAFAM sont essentiellement en train de nous dire comment nous devrions fonctionner. Ils sont en train d’établir l’ordre pour nous », déplore François Legault, directeur général de Réseau.Presse.

Mme Collin est du même avis : « L’industrie du numérique et ses géants sont sur notre territoire (avec peu de) règles. On n’accepterait pas ça d’autres industries (…) On danse avec ces géants, mais la journée où ils ne souhaiteront plus nous voir dans leurs systèmes, et décident de fermer la valve, ils seront un peu plus forts que nous. » Elle rappelle que cette « danse » a coûté cher aux médias l’an dernier, alors que Meta a choisi de retirer les contenus journalistiques de sa plateforme.

Un nouveau filtre politique signé Meta

Si de nouvelles réglementations, dont la Loi C-18, commencent à instaurer un cadre autour de ces géants, celles-ci « ne sont pas magiques », croit Éric-Pierre Champagne, président de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ).

« Meta n’est pas un bon citoyen corporatif, et je trouve que ça ne ressort pas suffisamment. On blâme le gouvernement, il y a des géants qui se comportent en voyous, et on les laisse faire impunément. On déroule le tapis rouge à ces géants qui ne respectent aucune loi, qui se font poursuivre partout dans le monde, et qui n’agissent que lorsqu’on leur force la main », nuance-t-il.

M. Champagne ajoute qu’une législation spécifique aux géants du web est nécessaire, considérant qu’ils récoltent 80% des revenus publicitaires en ligne au Canada. Il invite aussi le gouvernement à ne pas oublier les petits médias et les médias locaux, alors que les 100 millions versés par Google ne leur reviennent que très peu. Un sondage de 2022 de Médias d’Info Canada révélait que 90 % des Canadiens croient qu’il est important que les médias locaux survivent.

L’absence des jeunes et de la collaboration

Un autre des enjeux liés à cette crise est le désintérêt des jeunes pour les contenus québécois, tant télévisuels que médiatiques. Marie Collin est « convaincue qu’en ce moment, si on ne réagit pas très rapidement (…) on est en train de les perdre, et pas que les 12-17 ans. » Le choix des contenus consommés à l’enfance module l’attachement à une langue et à une nation une fois rendu adulte. L’intérêt marqué des jeunes pour les plateformes étrangères et les réseaux sociaux inquiète quant au maintien de cette identité.

47% des jeunes francophones (2 à 17 ans) du Québec consomment hebdomadairement des contenus en anglais, et 8% n’en regardent jamais en français. Ils ont également tendance à faire leurs recherches sur le web en anglais, comme les algorithmes, développés dans cette langue, sont souvent plus précis et efficaces.

« Je suis convaincue qu’en ce moment, si on ne réagit pas très rapidement (…) on est en train de les perdre, et pas que les 12-17 ans. »

– Marie Collin, présidente-directrice générale de Télé-Québec

Comme solution, l’idée de la collaboration entre médias revient à plusieurs reprises lors de la table ronde. Les diffuseurs québécois peuvent difficilement créer des plateformes de diffusion en ligne qui compétitionnent avec des géants comme Netflix. Le développement de celles-ci coûte trop cher, et comme elles sont rarement incluses par défaut sur les télévisions vendues au Québec, leur rentabilité en souffre.

« Qu’est-ce que ça donnerait si on unissait nos forces pour que l’infrastructure numérique, on puisse la financer en grands groupes? Et moi, je vois même jusqu’à la francophonie outre-mer, parce que les coûts sont énormes », suggère Mme Collin.

Si de petits médias réussissent à collaborer, la tâche risque d’être difficile pour les plus gros journaux, croit le président de la FPJQ. « Malheureusement, selon mon expérience, les patrons de presse ne sont pas très bons pour travailler ensemble, ils le sont plus pour travailler l’un contre l’autre (…) Je pense qu’il y a une compétition qui peut demeurer, mais peut-être qu’on a intérêt collectivement à se parler un peu plus. »

L’IA : aide ou menace pour les médias?

Les dangers de l’inclusion de l’IA en journalisme prennent une grande place dans les discussions liées à l’utilisation de cette technologie dans les médias. Mais qu’en est-il des avantages que peut amener l’IA? Sonia Boisvert, vice-présidente aux contenus et productions de TFO, perçoit qu’au-delà des défis qu’amène l’IA, cette technologie pourrait être utilisée comme outil de remue-méninges pour générer des idées, ou pour « faire une analyse de nos processus pour vraiment aller chercher plus d’optimisation dans nos processus et nos façons de faire ».

Doit-on avoir peur de l’intelligence artificielle en journalisme?

Pour Mme Collins, l’IA peut être un atout pour la « découvrabilité » des produits québécois, mais elle rappelle l’existence de biais culturels anglo-saxons inhérents à cette technologie. « Aussi, jusqu’à près de 90% des requêtes ou des questions qu’on pose en français ont été traduites dans des couches intermédiaires d’intelligence artificielle. Donc, là encore, je pense que le marché francophone canadien doit s’unir pour faire des représentations au niveau législatif, que ça soit considéré dans la réglementation qu’on en fera. »

« C’est en étant capable de produire de l’information, de rejoindre nos publics, petits ou gros, de répondre à leurs préoccupations et de les informer, que l’on va mesurer le succès (…) »

– Éric-Pierre Champagne, président de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ)

L’IA risque aussi de nuire à la crédibilité du journalisme fiable par l’amplification de la désinformation possible avec cette technologie. Pour Sonia Boisvert, il importe plus que jamais de s’assurer d’éduquer la population quant à l’existence de fausses nouvelles. « Les adolescents, on les perd. Ils ne viennent pas s’informer chez nous, ils ne regardent pas nécessairement la source de l’information qu’ils consomment. C’est un terrain glissant et ce sont les citoyens du futur. »

Se « sortir » de la crise ne mesurera pas en profit, avancent les panélistes. Au Québec comme ailleurs, de plus en plus de médias deviennent des OBNL et visent une approche philanthropique. Pour Éric-Pierre Champagne, « C’est en étant capable de produire de l’information, de rejoindre nos publics, petits ou gros, de répondre à leurs préoccupations et de les informer, que l’on va mesurer le succès, mais non plus par la quantité d’argent qui va dans le compte de banque du propriétaire. »

Crédit Image à la Une : Roxanne Lachapelle